En passant le 16 juillet 1996 du Bryce Canyon vers le sud, nous arrivons avec Kanab à la frontière avec l’Arizona. Nous prenons ici une décision importante. Il y a quelques jours, un voisin au camping dans le Yellowstone nous avait donné un bon tuyau pour un site solitaire au bord du Grand Canyon. Nous voulons suivre ce conseil tentant. Nous commençons par faire les courses pour plus longtemps que d’habitude, c’est à dire quatre jours et nous remplissons d’eau tout ce que nous avons comme bidons et bouteilles. Cela vaut aussi pour le réservoir de la voiture et les réserves pour le réchaud à essence. Nous sommes donc parés à toutes les éventualités.
Midi est passé de plusieurs heures et nous savons que nous ne trouverons plus de place dans les campings du parc national du Grand Canyon au North-Rim. Cet endroit très peuplé est à 130 kilomètres de route sinueuse et en plus c’est un cul de sac. Mais rien qu’en venant ici à Kanab, nous avons pris depuis longtemps la décision de tenter de rejoindre le Toroweap Camp Ground. Il est 15 heures, nous avons une carte au 400000e qui s’avère meilleure qu’elle n’apparaît au premier abord. Il y a à priori plus de 100 kilomètres de piste à faire. Nous semblons avoir oublié les déboires du Cottonwood Canyon, rappelons-nous, c’était juste la veille à la même heure! Notre conseiller du Yellowstone nous avait parlé d’une piste qui part vers le sud entre Fredionia (au sud de Kananb) et St. George plus loin à l’est. Cela fait une distance de plus de 100 kilomètres avec une multitude de pistes qui partent théoriquement dans la bonne direction. Le long de cette route 389 traversant la Kaibab Indian Reservation ne se trouve pas un seul panneau expliquant une direction à prendre. Le terrain est très légèrement ondulé, la route et les pistes qui en partent sont rectiligne. Nous nous orientons avec le compas, l’altimètre et cette carte à l’échelle très grossière.
L’Uinkaret Plateau
Nous retrouvons certaines pistes qui quittent la route aussi dans la carte, cela nous surprend positivement. Nous prenons la première vers le sud et son excellent état permettant de rouler assez vite nous met de bon humeur. Les rares virages se retrouvent sur notre carte. Mais après une dizaine de kilomètres, notre optimisme prématuré prend un sérieux coup. La route approche un gué, mais les orages des derniers jours l’ont comblé de boues, de pierres et de limon. Il s’agit sans doute du Twomile Wash. Puis l’eau a recoupé cette masse meuble sur une profondeur d’un bon mètre. Aucun véhicule motorisé ne peut passer sans de grands travaux. Nous ne pouvons faire que demi-tour. D’après notre contact du Yellowstone, cela devait être la route qu’il conseillait.
Mais notre carte révèle encore d’autres accès à notre but. De retour sur la route 389, nous tentons de repérer la prochaine possibilité plus loin à l’ouest. Mais très vite, nous aboutissons au panneau explicite « No Trepassing, Indian Reservation”. Il commence à faire tard et un retour vers le North Rim est de plus en plus impensable. Nous ne trouvons pas la troisième possibilité de la carte dans la nature, mais si elle existait, elle mènerait sûrement aussi dans la réserve. La quatrième est aussi introuvable, mais peut-être l’avons nous tout simplement raté car le soleil bas rend la recherche difficile.
Peu avant Colorado City, où nous aurions de toute manière abandonné nos recherches, se trouve un dernier croisement avec une possibilité de partir vers le sud. D’après la carte c’est vraiment la dernière possibilité et elle se trouve presque exactement au nord du but. Il restent toujours 100 kilomètres de piste à faire. On passe d’abord vers l’ouest et entre des maisons et cabanes éparses. Puis la route avance en ligne droite sur un plateau interminable vers le sud. Les rares panneaux en bois comportent des noms ou des numéros qui ne se retrouvent pas sur notre carte ou qui pointent très clairement dans la mauvaise direction.
Les montagnes au fond sur la photo en bas sont sur la rive nord que nous devons atteindre, il reste encore de la route!
Il y a en nature bien sûr beaucoup plus de pistes que dans notre carte. C’est surtout aux irrégularités du terrain que des pistes partent parfois parallèles, parfois en biais. Nous avançons dans meilleure direction et après une dizaine de minutes nous réévaluons la position avec la carte, le compas et l’altimètre. Si nous dévions trop de l’axe nord-sud, nous revenons en arrière en essayons une autre piste. La qualité de la route change maintenant constamment et n’indique en rien la bonne direction. Nous perdons encore beaucoup de temps lors de ces recherches.
D’après la carte, nous sommes maintenant à 10 kilomètres du bord de la falaise que nous visons. Nous commençons alors à longer des versants puis des falaises sur la gauche et quelques kilomètres plus loin, la route commence à descendre en virages. Ici se trouve une station de rangers. Nous allons les voir pour nous faire enregistrer, mais ils ne s’intéressent pas à nous. Ceux qui arrivent ici ont visiblement confirmés leurs capacités de survivre en ce milieu. Nous nous servons du seul prospectus disponible. Il comporte uniquement une carte pour arriver ici (on en aurait eu besoin à Kanab), quelques conseils d’ordre banal et la pointe du jour: les panneaux sur les routes d’approche sont manquants ou faux!
Un premier site pour camper se trouve dans la descente à gauche (Tuweep Campground), il semble que quelqu’un y soit déjà installé, mais nous ne voyons personne. Nous visons cependant le Toroweep Overlook au bord de la falaise, environ 700 mètres plus loin et un peu plus bas. En 1996, il était permis de camper ici sur deux emplacements, mais depuis, ce site est seulement un point de vue. Mais en prenant des affaires et en avançant à pied, il est sûrement possible de camper ici ou un peu en aval ou en amont. La piste en descente est de plus en plus raide, nous ne roulons plus sur du gravier mais sur de la roche nue. Très lentement, en évitant les plus grands blocs et en balançant parfois le véhicule sur trois roues, nous approchons du bord. Après la boue du Cottonwood Canyon, c’est vraiment la route la plus extrême que nous n’avons jamais prise avec une voiture normale.
Toroweap Camp Ground
Enfin arrivés au but et sur une place plate, nous voyons que nous sommes seuls à cet emplacement à une dizaine de mètres du gouffre du Grand Canyon. Nous sommes à l’endroit où les gorges ont la plus grande profondeur pour la plus petite largeur tout en voyant l’eau du Colorado River: 900m de verticalité pour 1500 mètres de largeur en surface. Au North Rim et au South Rim il y a certes 1600 mètres de profondeur, mais cette valeur se répartit sur des grandes marches et on ne voit l’eau que de la plus basse. Après avoir admiré un bon bout de temps et pas pour la dernière fois les gorges de notre site, nous explorons notre environnement. On peut être au bout du monde, mais comme il s’agit d’un emplacement officiel, on trouve ici deux bancs, une table et des toilettes mobiles, on verra même le lendemain qu’il sera vidé par un camion citerne 4×4.
Il commence à faire sombre et nous montons notre tente. Montée mais vide, nous la plaçons à peu près où nous voulons. Nous la lâchons un moment et un léger coup de vent la déplace de quelques mètres vers l’abîme. Nous échouons à planter rapidement des sardines dans le sol: nous sommes sur une grande roche plate couverte de quelques centimètres de sable. La logique du campeur nous dit alors de chercher des pierres pour fixer la tente. Mais il n’y en que des énormes de plusieurs tonnes ou du sable. Nous sortons donc nos réserves de corde pour fixer la tente à des blocs éloignés, un buisson et deux pierres que nous arrivons à bouger.
La photo date du second soir sur place, mais elle montre bien la situation: quarte mètres au-delà de la table est le bord de falaise et 900 mètres coule le Colorado.
Heureux d’être arrivés là et sans casse, nous retournons au bord de la falaise où des grands rochers semblent balancer au-dessus du vide. Il fait remarquablement calme ici. On voit quelques lumières de camps au fond des gorges de gens qui le traversent en kayak. Ce sont les seules lumières hormis les millions d’étoiles qui couvrent le ciel. On ne reconnaît plus les simples constellations connues parce trop d’autres étoiles brillent partout.
Le lendemain, le 17 juillet 1996, est la seule journée durant les sept semaines en Amérique ou nous ne bougeons pas du tout la voiture. C’est peut-être le signe que ce site est le plus impressionnant du voyage et même d’autres voyages plus tard. Il reste positivement gravé dans notre mémoire. Non pas que d’autres sites soient beaucoup moins beaux, mais rien que la simple randonnée que nous faisons entre les rochers noircis par le soleil et des vues répétés vaut le voyage. Le canyon est long de 446 kilomètres, large jusqu’à 29 kilomètres et profond jusqu’à 1600 mètres. Sur la distance des gorges, l’eau franchit un dénivelé de 670 mètres sur 160 rapides. À l’endroit où nous sommes, les Colorado River est large de 90 mètres, pourtant il semble tout petit du point de vue. Le plus grand rapide est aussi visible d’ici. Quatre millions de personnes visitent le Grand Canyon par an et nous profitons de la solitude ici!
André se lève incroyablement tôt pour prendre des photos dans la la douce lumière matinale. Christian suit peu après même si le petit arbre protège encore la tente du soleil direct. Le journée s’annonce merveilleuse et elle le restera.
Le petit déjeuner est copieux puisque l’on avait fais les courses la veille. Nous ne voyons personne, mais nous avons quand même de la visite. C’est un animal qui ressemble à un squirrel, mais en beaucoup plus grand, donc comme nos marmottes, appelée écureuil-renard (Utah fox squirrel) et surtout très curieux et peu gêné par notre présence. Il passe sur la table, dans nos assiettes et tombe ensuite dans le sac des provisions.
Il est clair que nous passerons cette journée ici, mais nous n’avons pas encore de plan précis. Se coucher au bord de la falaise et regarder toute la journée en bas a un certain charme, mais c’est quand même pas assez.
Il est en principe possible de descendre au fond des gorges par les Lavafalls (coulée de lave) un peu en aval de notre emplacement. Cette lave a retenu le Colorado River un certain temps et encore aujourd’hui, on trouve ici un très fort rapide redouté par ceux qui descendent en kayak ou en bateau pneumatique. C’est le seul endroit pour descendre ici, mais l’idée de devoir marcher en plein soleil sur la lave noire ne nous enchante pas, surtout qu’il faudra remonter les 900 mètres de dénivelée en fin de journée et donc potentiellement dans le noir. Nous allons quand même voir ces Lavafalls.
Nous regardons longtemps les gens en bateau sur le Colorado River, à cet endroit ils doivent de préparer mentalement à passer les rapides de Lava Falls. La plupart portent cependant leurs embarcations autour de ce rapide. Nous en voyons cependant un qui s’y est pris et il est plongé et rejeté en l’air plusieurs fois.
Nous tentons aussi de poser de manière acrobatique au bord de l’abîme de 900 mètres. Pourtant en 1996, il n’y avait pas encore Instagram.
À l’ouest se trouve donc la lave qui barre aussi le chemin sur le plateau. Il nous faut partir en direction est pour rester dans un paysage comme celui autour de notre tente. Les gorges y font un virage, et les distances semblent plus facilement estimables. Rappelons-nous que nous n’avons qu’une carte au 400000e et nous yeux sur le terrain.
Randonnée sur le plateau autour du Saddle Horse Canyon
Les heures fraîches matinales sont passés lorsque nous nous mettons en route le long du bord vers l’est et donc en direction amont. Nous nous réjouissons de tout ce que nous voyons, que ce soit la vue grandiose dans les gorges ou les petits détails comme les traces d’un scarabée dans le sable. Nous inspectons aussi toutes les plantes et tentons d’explique les formes géologiques et géomorphologiques que nous rencontrons. Nous avons tout notre temps et nous avançons lentement, ce qui va très bien avec la chaleur grandissante.
Le bord de la falaise n’est bien sûr pas rectiligne, on ne peut donc pas toujours suivre cette ligne. C’est aussi passablement dangereux, certaines pierres bougent et quand on tombe, c’est au moins de 400 mètres d’un coup. Ce bord du plateau n’est pas plat, des blocs de la taille de maisons traînent ici, on fait donc aussi plusieurs détours forcés vers l’intérieur des terres.
Plus loin derrière passe la piste Tuckup-Road, mais nous restons au-dessous au sud. Hormis ces traces humaines, nous n’en voyons aucune autre trace, pas une canette, pas un bout de papier ou de plastique. Un ancien abreuvoir est alors vraiment une exception. Nous avons certes vues des barrières canadiennes, mais jamais du bétail. Cet abreuvoir nous surprend encore plus ici au bord des gorges. Nous suivons un tuyau galvanisé pour au moins éclaircir la question d’ou pouvait venir l’eau. Celui-ci ne mène pas vers le haut mais descend dans le très sec Saddle Horse Canyon, des gorges latérales courtes au nord du Grand Canyon. Mais le tuyau ne mène pas au fond, il avance sur un rebord dans la paroi sous le bord du plateau. Nous atteignons après quelques minutes un petit oasis. Une petite grotte est remplie d’eau claire, des cactées, des roseaux et du vin sauvage y poussent. Le tout est ombragé par un surplomb dans la paroi. L’eau n’est pas fraîche comme dans les Alpes, mais pas surchauffée non-plus. Mais nous n’osons pas y boire ou nous y laver. C’est la seule source d’eau que nous ayons vu dans cette région (excepté le Colorado quelques mille mètres plus bas), pourtant nous ne trouvons aucune trace d’animal ici, même pas celles d’insectes.
L’accès à la source est un cul-de-sac, nous retournons donc vers le plateau. Dans les creux, nous trouvons des flaques d’eau dans un tout autre état, pleins d’algues de toutes les couleurs. Nous imaginons qu’une de ces flaques se soit déversé dans source quelques mètres plus bas et sommes heureux de ne pas y avoir goûté.
Nous continuons en direction nord-est et vers des plus grandes gorges latérales, sans doute une branche du Cove Canyon. Nos réserves en eau s’amenuisent à vue d’œil, André en est déjà à sa deuxième bouteille d’un litre et nous avons encore le chemin du retour devant nous. André est en plus fatigué, il fait une pause pendant que Christian continue d’explorer. Nous prévoyons de nous retrouver à cet endroit. Christian avance sur la Tuckup Road pour avoir une vue dans le virage du Grand Canyon. Il avance jusqu’au bord sur un terrain assez accidenté et commence aussi à souffrir de la chaleur.
André passe sont temps à inspecter des cactées. Il coupe une branche d’une sorte particulièrement couvert d’épines pour l’exporter. Malheureusement, ce cactus ne survivra pas plus d’une année en Europe. Mais même desséché, ce cactus reste debout parce que toutes ces épines le soutiennent. André finit par se poser pour une sieste sous un surplomb lui offrant de l’ombre. Le soleil le réveille au bout d’environ deux heures, c’est prévu ainsi. Il fait alors déjà un peu plus frais et reposé, il a envie de continuer lui aussi l’exploration. Il n’a pas de montre et devrait attendre Christian ici. Il lui laisse donc une note précise sur la roche noirci par le soleil. Il marque la limite de l’ombre et note: « Niveau du soleil quand je suis parti. J’avance dans la même direction que toi et retournerai par la piste (éventuellement je passe aussi ici). » Cette face de la roche est protégée par le surplomb, peut-être que le texte s’y trouve toujours.
Plus tard, les deux reviennent indépendamment en arrière. Christian passe au point de rendez-vous, mais il n’y a bien sûr plus d’ombre pour estimer une quelconque différence d’heure, mais il peut quand même en tirer l’information qu’il n’y pas à attendre ici. André est aussi bien surprise quand il passe en face de la place où il a profité de sa sieste: il n’était pas simplement couché sous un un surplomb, son « lit » forme aussi un surplomb et au-dessous règne le vide. Au retour, il fait un détour involontaire et passe au camping plus haut.
Deuxième soir à Toroweap
Nous nous retrouvons seulement près de la tente. Nous sommes tous les deux crevés, pourtant nos parcours n’on pas dépassé les 15 kilomètres et ce sur un terrain assez plat. La chaleur désertique est la principale responsable, mais les courbatures indiques que nous n’avons pas fait assez de sport ces derniers jours.
Avant de partir pour la randonnée, nous avions rangé nos aliments sensibles à la chaleur dans une une boite en plastique avec un bon couvercle. Nous la posons sous une roche en surplomb et couverte d’un grand buisson près de la tente. Une pierre sécurise la boîte et son couvercle d’être balayée par le vent. L’idée du site: un courant d’air passe au-dessous et devrait tenir le boîte plus fraîche. Le beurre n’a pas tenu le coup, le lait non entamé a été utilisable le matin suivant. Mais le très grand morceau de fromage Emmental (Suiss Cheese) a carrément disparu! Un partie du couvercle a été rongée, la pierre enlevée et tout le kilogramme de fromage a été retiré. Le suspect numéro 1 est en tout cas l’écureuil-renard qui nous avait déjà nargué la matin. S’il a mangé cet énorme morceau à lui tout seul, il en est sûrement mort.
Christian profite de la fraîcheur relative du soir pour rédiger ses dernières cartes postales. Après le dîner, nous profitons des couleurs changeantes des gorges sous les rayons de soleil qui s’abaissent progressivement. Nous sommes couchés à plat ventre sur les rochers du bord chauffés par le soleil et observons les gens 900 mètres plus bas. Un groupe vient de débarquer sur une portion à peu près plate du rivage, ils s’installent, font du feu etc. Nous nous sentons comme des aigles observant la vie plus bas.
Lorsque la nuit tombe finalement, Christian lance une session de photos d’étoiles. Nous passons une nuit calme et reposante. Le programme de demain est le contraste pur: nous allons à l’endroit le plus corrompu du monde: Las Vegas.
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